Bijoux sauvages
Par Clothilde Morette
(english below)

Le titre de ce texte est emprunté à My-Lan Hoang-Thuy, qui utilisa un jour cette jolie formule à l’occasion d’un travail d’écriture, dont les feuillets me furent confiés. C’est ainsi que je découvris ces « bijoux sauvages », mélange de déterminisme et de bizarrerie, qui racontent autant ses œuvres que l’ensemble des fragments qui nous façonnent.
Pourtant, j’avais déjà un titre en tête que j’avais confié à l’artiste et, quelque part, une direction choisie. Ce texte, je voulais l’appeler « Plaisir et contrainte », tant ces mots résonnent, pour moi, avec les œuvres de My-Lan.
L’écart de ton semble important entre ces deux titres et, pourtant, ils se font écho. Après tout, qu’il y a-t-il de moins irrésolu, de moins indécis, et donc de moins sauvage qu’un bijou ? Pensée dans un but utilitaire, même si ornementale, son armature est dictée par des considérations pratiques. Néanmoins, une fois passée cette première contrainte, les variations et les expérimentations esthétiques sont multiples. Les œuvres de My-Lan répondent à une structure sensiblement similaire, avec des compositions prises entre le jeu et la nécessité ; des plaques d’acrylique dont les gabarits peuvent varier entre un format papier A4 et un format A5, à quelques exceptions près. La surface, en revanche, n’est pas plane comme celle d’une feuille. Ni les contours qui forment de légères ondulations. On devine, par le regard, la spécificité de la matière même si elle fut, dans mon cas, difficilement identifiable au départ. J’ai le souvenir, lors de ma première rencontre avec les œuvres de My-Lan, avoir présumé qu’il s’agissait de céramique tant les couleurs m’évoquait la brillance des émaux, sorte d’éclats colorés et appétissants.

Nous tenons ici une première contrainte ; celle de l’espace. C’est sur une surface modeste qu’elle crée ses compositions, dont l’équilibre tient à la répartition des formes, des couleurs et des rencontres entre les éléments qu’elle convoque. La formation initiale en arts appliqués de My-Lan Hoang-Thuy n’est pas innocente dans son aptitude et dans son goût pour la mise en pages, mais c’est peut-être, et plus profondément, ses premières relations aux objets imprimés qui l’ont durablement marquée. Je quitte un instant le titre de ce texte pour parler du titre du livre de My-Lan, qui est également celui de son exposition à la MEP : Femme Actuelle. J’invite, celles et ceux qui ignorent que Femme Actuelle est un magazine féminin à taper ces deux mots dans leur barre de recherche Internet ou, mieux encore, à se rendre dans un bureau de presse à côté de chez eux pour le feuilleter (je ne pousse personne à l’achat). Femme Actuelle, c’est un peu l’anti-Vogue sans être non plus Gala. C’est donc un magazine à destination des femmes « actuelles », qui se consacrent quand même aux tâches domestiques, mais qui ne rechignent ni sur le shopping ni sur la culture. Les pages sont fines mais brillantes, bon marché mais pas trop. Comme de nombreuses personnes de ma génération, j’ai grandi avec un numéro de Femme Actuelle sur la table de la cuisine. Ce fut aussi le cas de My-Lan, qui feuilletait avec une joie vorace les pages de l’hebdomadaire, dont les articles et les images racontaient un ailleurs. À force d’examiner minutieusement chacune des feuilles, elle en tira ses premières leçons de graphisme et d’esthétique.

Cette anecdote, qui n’est pas si anecdotique par ailleurs, je l’aime, car elle dit en creux quelque chose sur My-Lan et sur sa manière de concevoir son travail d’artiste ; pas d’affectation, pas de maniérisme. Ses œuvres ne vous regardent jamais en surplomb ; elles ne s’excusent pas des émotions qu’elles procurent, elles aspirent à la rencontre esthétique, au plaisir de la matière et des couleurs glacées. Elles rappellent aussi que l’art peut être beau sans être décoratif, que le plaisir est aussi affaire de complexité.

My-Lan Hoang-Thuy aime les mots. Elle aime leur précision autant que leur pouvoir d’évocation, ce pouvoir de convoquer des mondes et des situations hors de notre portée immédiate. Les arts plastiques sont, pour elle, un métalangage. Chaque médium possède ses propres codes linguistiques ; la photographie répond à des règles qui ne sont pas celles de la peinture ni du dessin. Le collage renvoie à d’autres conventions. Toutes ces techniques, My-Lan les assemble dans ses créations. Elle fait dialoguer ensemble des langues qui forment un chœur dont le sens nous échappe, mais qui résonne fortement en nous. Depuis le début de la rédaction de ce texte, je réalise que je n’ai jamais employé le mot « objet » pour parler des œuvres de My-Lan, alors qu’elle-même utilise ce terme qui, de par sa diversité de sens, raconte finalement très bien son travail. On ne peut définir parfaitement, en termes techniques, ce que nous avons en face de nous et cette impossibilité met en échec les raccourcis conceptuels.

En parcourant différents textes écrits sur le travail de My-Lan, sa double culture – vietnamienne par sa famille et française par sa naissance – est régulièrement évoquée en regard de son travail plastique qui fait coexister son héritage familial et son individualité.
J’ai alors pensé à Louise Bourgeois qui, très jeune, avait appris à coudre dans l’atelier de ses parents tapissiers. Elle disait que l’aiguille était, pour elle, un objet de restauration psychologique qui lui permettait de réparer le passé. Chez My-Lan, il n’est pas tant question du passé ou d’une quelconque recherche identitaire qui viserait à ausculter son histoire familiale sous le prisme de la perte. Au contraire, la réparation prend chez elle la forme d’un soin constant apporté au présent et à ses reliquats – emballages, fragments de papier, morceau de peinture séchée… De ces « inconsidérés », My-Lan Hoang-Thuy fait des œuvres. Ces fragments, d’objets et de matière, s’affranchissent de leur destin premier ; les résidus sont devenus des fétiches. C’est peut-être ça aussi, un bijou sauvage.





The title of this text is borrowed from My-Lan Hoang-Thuy who used this charming expression in some of her written work that she kindly shared with me. That’s how I discovered the idea of ‘bijoux sauvages’ (which means wild jewellery) a mixture of determinism and strangeness, which speaks equally of her work and all of the fragments that shape it. In fact, however, I already had a title in mind which I shared with the artist, and therefore in a way, a chosen approach: initially I wanted to call this text ‘Pleasure and Constraint’ because for me these words resonate with My-Lan’s work. But the difference of tone between the two titles seems important, and furthermore, they seem somehow to echo one another. After all, what is less resolved, less uncertain and therefore, less strange than a piece of jewellery? Thought of in terms of its use, even if ornamental, its setting is dictated by practical considerations. Nevertheless, once we have passed this first constraint there are many possible variations and aesthetic possibilities. My-Lan’s works speak of a similarly structured sensitivity with compositions chosen both through play and necessity on sheets of acrylic paint where the template varies, with few exceptions, between size A4 and A5. The surfaces, however, are not smooth like a sheet of paper; neither are their edges which have slight undulations. The specific nature of the materials used are easy to determine by looking closely, even if, as in my case, they are not always immediately identifiable. I remember, when I first encountered My-Lan’s work that they must be some kind of ceramic, as their colours evoked, for me, the brilliance of enamel, with their luscious colourful reflections.

We have here a first constraint; that of space. It’s usually on a modestly sized surface that My-Lan creates her compositions, where balance is produced by the arrangement of forms, colour and the relationships that she chooses between these elements. With an initial training in applied arts, My-Lan Hoang-Thuy is very much aware of both the skill and taste necessary for laying out pages, but it is clear that her first relationships with printed matter profoundly affected her. With this in mind I will leave the title of this text to one side for a moment, to discuss the title of this book, which was also the title of My-Lan’s 2023 exhibition at the MEP: Femme Actuelle. For those who don’t know, Femme Actuelle is a women’s magazine, which you can see by typing the two words into any internet search engine, or better, by going to any local newsagent in France and flicking through it (I don’t insist anyone actually buys it). Femme Actuelle is a bit of an Anti-Vogue without either being Gala(1). It’s a magazine aimed at ‘modern’ women, who spend much of their time on domestic tasks but who are also interested in shopping and culture. The pages are thin and glossy, cheap but not too much so. Like many French people of my generation, I grew up with an issue of Femme Actuelle on the kitchen table. It was also the case for My-Lan, who flicked happily and voraciously through the pages of this weekly magazine, where the articles and the images spoke of other places, of elsewhere. By looking closely, in minute detail, at each page she taught herself her first lessons in graphic design and aesthetics. I love this anecdote, which is less anecdotal than it seems, because it tells us something vital about My-Lan and the way in which she conceived her artistic practice; with no affectation and no pretension. Her works never look above their station; they don’t excuse the emotions they evoke; they aspire to an aesthetic engagement, above all to pleasure in the materials and brilliant colours. They remind us, too, that art can be beautiful without being decorative and that pleasure is also a complicated business.

My-Lan Hoang-Thuy loves words. She loves their precision as much as their power to evoke, the power that permits them to summon up worlds and situations out of our immediate grasp. For her the visual arts are a metalanguage. And each medium possesses its own linguistic codes; photography relies upon different rules to those of painting or drawing. Collage depends upon other conventions and limits. My-Lan brings all of these techniques together in her work, putting these languages into dialogue together to form a kind of choir, so that even if the meaning escapes us, we feel powerful resonations. I realise that since the start of this text I have never used the word ‘object’ to talk about My-Lan’s works, even if she herself uses this term, which, in the end, with its many possible meanings, describes her work well. But we can never perfectly define, in technical terms, that which we have in front of us and this impossibility defeats any attempted conceptual shortcuts.

In browsing different texts written about the work of My-Lan Hoang-Thuy, her double culture – Vietnamese by heritage and French by birth – is often evoked in the sense that her practice as an artist allows her family background and her individuality to coexist. I also thought in this context of Louise Bourgeois who, at a very young age, learned to sew in her parents’ tapestry atelier. She said that for her, the needle was a tool of psychological restoration, which helped her to repair the past. With My-Lan, it’s not so much a question of the past, or some kind of personal search for identity through which she aims to recast her family history through the prism of loss. On the contrary, in her case, repair takes the form of constant care given to the present and to its material remainder – wrappings, pieces of paper, flakes of dried paint… From these overlooked things, My-Lan Hoang-Thuy makes her works. These fragments, these material objects are freed from their original destiny; residues become fetishes; another form of ‘bijoux sauvages.’

(1) Gala is a French magazine specialized in celebrity




Quelle que chose
Par Aurélien Mole
(english below)

J’ai étudié la Peinture mais je ne suis pas peintre ou peut-être pas encore ! Mon domaine d’expertise est la photographie et après un certain nombre d’années de pratique, je perçois assez bien ce que c’est que de devenir photographe. Cela se résume au fait d’appuyer sur un bouton.
De même, on peut essentiellement réduire la peinture au fait d’étendre un pigment sur une surface. C’est d’ailleurs pour cette simple raison qu’il est possible de faire le lien entre les grottes de Lascaux et la peinture contemporaine.
Voilà donc ce que c’est que de faire de la peinture. Mais c’est autre chose que d’être peintre. Être peintre, c’est avoir compris quelque chose de la Peinture. En tant que non-peintre, je ne peux parler de ce quelque chose qu’en me reportant de façon analogique à ce que je comprends de la Photographie. Dans le cas qui nous intéresse, ce qu’il faut comprendre de la Peinture est difficilement exprimable. En lisant des livres sur le sujet, on peut comprendre la Peinture mais on ne comprend pas quelque chose de la Peinture. Pour ce faire, il faut se poser des questions en peinture, ce qui implique à minima, d’étendre du pigment sur une surface.

Les questions en peinture de My-Lan Hoang-Thuy sont intéressantes pour au moins deux raisons. La première a trait à l’époque : qu’est ce que faire de la peinture aujourd’hui ? Quelles sont les techniques qui sont offertes au peintre et qui sont susceptibles d’étendre encore ce que nous définissons comme la Peinture ? My-Lan utilise de l’acrylique, une résine synthétique qui enrobe les pigments et qui a pour première qualité ou défaut de sécher rapidement. A contrario, l’huile dont la siccativité est plus lente permet de retravailler la peinture dans le frais. L’acrylique sèche aussi sans craqueler grâce à l’élasticité de ses polymères.
Ces qualités sont au cœur des usages que l’artiste fait actuellement de ce matériau. La peinture, dans sa plus stricte matérialité ne s’étend pas ici sur un support, elle est considérée comme le support lui-même. C’est à la fois un saut technique et conceptuel dont on peut faire remonter la généalogie hexagonale jusqu’aux expansions du sculpteur César qui a n’en pas douter, avait bien compris quelque chose de la Sculpture.
L’autre paramètre technique propre à sa peinture est un usage décomplexé de l’imprimante dans le droit fil des expérimentations d’un Wade Guyton. C’est l’image imprimée sur la peinture qui renvoie celle-ci à son statut de fond. Car la peinture, même quand elle n’est pas à l’huile, cherche toujours à remonter à la surface ! Ce mouvement ascendant crée la tension qui habite ces peintures de petit format.
Auparavant, dans les précédentes séries de l’artiste, les rôles étaient clairement définis : l’acrylique était matière et l’impression était image. Aujourd’hui l’acrylique s’agrège en motifs et en formes, elle dit déjà bien plus de choses en Peinture. On peut y retrouver un écho contemporain de la petite peinture Nabi de Paul Sérusier, intitulée Le Talisman. Bref, la peinture, tout en continuant de faire matière, fait image.

Ce qui nous amène à la seconde raison qui fait que les questions en peintures que pose My-Lan sont intéressantes. Il y a d’autres images qui habitent ces peintures : des corps féminins nus qui s’étirent comme des liquides sur du verre, à la surface de ces images en acrylique. Ce corps qui se répète est celui de l’artiste, sans qu’il soit pour autant question d’autoportrait. Comme pour les premières photographies en noir et blanc de Cindy Sherman c’est avant tout la disponibilité immédiate de ce corps qui en fait l’intérêt. C’est donc un matériau, au même titre que l’acrylique. Cette figure ne l’emporte pas sur la matière et, tandis que nous avons l’habitude qu’une image ancre la peinture dans la figuration, ici, tout semble plus flottant. La peinture et l’impression hésitent à s’unir en une composition ou a rester concurrents pour la conquête de notre regard.
On pourrait donc conclure de cette façon : dans le cadre des peintures de My-Lan, la peinture acrylique pose à ces images de corps imprimés la même question que l’écran de mon téléphone aux images des sites pornographiques que je consulte.

Sans connaitre l’exacte teneur de cette interrogation, je sais pourtant qu’il s’agit d’une bonne question en Peinture.





I studied Painting but I am not a painter, or maybe not yet! My expertise is in photography and after a number of years of practice, I have a pretty good idea of what it is to become a photographer. It boils down to pushing a button.
Likewise, painting can essentially be boiled down to the act of spreading pigment on a surface. It is for this simple reason that it is possible to see a link between the Lascaux caves and contemporary painting.
So that's what painting is all about. But being a painter is something else. To be a painter is to have understood something about Painting. As a non-painter, I can only talk about this “je ne sais quoi” by referring to what I understand about Photography. In this case, it is difficult to express what is understood about Painting. By reading books on the subject, you can understand Painting, but you do not understand anything about Painting. In order to do this, we must question ourselves about Painting, which implies, at the very least, spreading pigment on a surface.

My-Lan Hoang-Thuy's questions about painting are interesting for at least two reasons. The first is about the times: what to do with paint today? What techniques are available to the painter that are likely to further extend what we define as Painting? My-Lan uses acrylic, a synthetic resin that coats the pigments and whose best - or worst - quality is that it dries quickly. Conversely, oil, with a slower siccativity, allows the paint to be reworked “fresh”. Acrylic also dries without cracking thanks to the elasticity of its polymers.
These qualities are at the heart of the uses that artists currently make of this material. The paint, in its strictest materiality, does not just act as a material, but it is considered as the medium itself. It is at the same time a technical and conceptual leap which can be made to go back up the hexagonal genealogy to the explorations of the sculptor César, who undoubtedly understood a little something about Sculpture.

The other technical parameter peculiar to her painting is an uncomplicated use of the printer in line with Wade Guyton's experiments. It is the image printed on the painting that returns it to its background status. Because the paint, even when it is not oil-based, always tries to come to the surface! This upward movement creates the tension that inhabits these small format paintings. In the artist's previous series, the roles were clearly defined: acrylic was the material and printing was the image. Today acrylic combines patterns and forms, it already says much more in Painting. We can find a contemporary equivalent of the small Nabi painting from Paul Sérusier, entitled The Talisman. In short, painting, while continuing to create matter, creates images.

Which brings us to the second reason why the questions about painting that My-Lan poses are interesting. There are other images that inhabit these paintings: naked female bodies stretching like liquids on glass on the surface of these acrylic images. This repeating body is the artist's body, but it is not a self-portrait. As with Cindy Sherman's early black-and-white photographs, it is, above all, the immediate availability of this body that makes it interesting. It is therefore a material, like with acrylic. This figure does not override the material and, while we are used to an image anchoring the painting with its representation, here everything seems like it is floating. The painting and the impression hesitate to unite within a composition or compete in order to win over our gaze. The conclusion could be this: in the context of My-Lan's paintings, acrylic painting poses the same question to these images of printed bodies as the screen of my phone to the images of the pornographic sites I consult.




My-Lan Hoang-Thuy à la galerie Derouillon
Par Sandra Barré
Artpress, novembre 2020

La série que My-Lan Hoang-Thuy propose pour son premier soloshow à la galerie Derouillon (jusqu’au 14 novembre prochain) n’en est pas une. Le terme ne s’y prête pas. L’artiste lui préfère celui de « recherche », ou mieux encore, celui d’« humeur » qui se rapproche davantage de l’émotion, des sensations qui traversent les corps lorsque les évènements sont vécus. Elle en parle comme d’un travail qui prend part à un instant T, sous plusieurs formes, pour toucher au plus près l’idée de l’objet qu’elle a en tête. D’ailleurs, là aussi les mots ont leur importance. Ce que My-Lan Hoang-Thuy façonne sont des « objets » et non des « œuvres ». Ces dernières, trop figées dans leur définition, renvoient au statut sacré de ce qu’on apprécie de loin, avec respect et admiration. Il n’est pas question de cela ici. Au contraire. L’artiste appelle à l’expérience directe et joue, pour se faire, sur les formats. Souvent son travail est fait de petites choses dont il faut s’approcher, qu’il faut examiner, presque ausculter comme on le fait des corps, qui d’après la Théorie des humeurs d’Aristote, doivent être envisagés dans leur ensemble. Les lumières changent selon l’orientation des regards et les impressions évoluent avec le temps que l’on passe à percevoir. Alors certes, ces objets sont accrochés au mur comme des peintures, mais ils n’en sont pas vraiment, du moins, pas seulement.

Déjà parce qu’il n’est pas question ici d’apposer des teintes sur une surface. Définition qui pourrait être conférée à la peinture. Ici, My-Lan Hoang-Thuy mélange ses pigments à une mixture pour en faire une pâte colorée. Elle décline ce procédé en plusieurs nuances et les coule entre-elles laissant apparaître, dans des formats rectangles qui s’approchent de la feuille de papier, des juxtapositions de matières granuleuses. Si les divers pigments renvoient aux procédés des peintres, le rendu s’approche plus d’une petite sculpture plate. Fabricant son support, l’artiste y dépose des images, photographies issues de vidéos d’elles dont elle a fait une impression d’écran. Là, dans ses poses, toutes de dos, attrapées à l’intérieur d’un film autoportraitique, se nichent à la fois l’acte performatif dont l’image serait l’archive, la vidéo et la photographie. Une fois capturée, la pause est imprimée sur l’assemblage de textures. Les corps choisis sont distendus, étirés, ramassés, malmenés presque dans un inconfort qui tort l’image figurative. Celle-ci n’en serait presque plus une. Ces positions peu flatteuses sont entendues par l’artiste comme voulant mettre l’accent non pas sur ce qui est représenté — un corps nu de jeune femme asiatique — mais sur la matérialité de cet assemblage de formes et de couleurs. La nudité s’émancipe du vocabulaire pornographique pour s’établir comme matière. Le corps féminin n’est plus corps, il est un élément de la composition, au même titre que vont l’être un trait, une tache, une couleur ou une forme. Une critique surgie, celle de cette histoire de l’art où le modèle féminin, malléable à souhait, a subi le regard de celui qui le peignait, canonisant la définition de la beauté dans des jeux de nuances chromatiques.

Il y a quelque chose de l’ordre du réemploi dans le travail de My-Lan Hoang-Thuy. Dans les petites humeurs qu’elles proposent s’enlacent divers médiums : la peinture côtoie la sculpture, le dessin, la performance, la photographie et la vidéo. Et le tout renvoie formellement à un temps de création poreux, celui du XIXe siècle où les peintres empruntaient à la culture visuelle nipponne les codes, les symboles et les techniques. Dans les objets de l’artiste, se mêlent aux corps nus, des formes irrégulières laissant apparaître des paysages domestiques où se distinguent une commode ou une fenêtre. Ils évoquent, par exemple, les nabis, caractérisés par la mise en lumière des intérieurs d’alors. Cette inspiration est renforcée par les espaces extérieurs, semblant suspendus, qui rendent hommage aux estampes ou aux kakémonos. Le japonisme, courant occidental ayant signé l’un des renouveaux esthétiques des arts plastiques, s’infuse doucement encore au XXIe siècle. Et ce jeu sur les influences n’est pas sans réactiver les notions d’appropriation et de domination qui bousculent les lectures de l’histoire de l’art. Car si My-Lan Hoang-Thuy évoque les emprunts plastiques faits à l’Orient c’est qu’elle est elle-même issue d’une culture asiatique. D’origine vietnamienne, les questions de colonialisme, d’emprise et de subordination infusent, de fait, son travail, elle pour qui l’histoire de l’art référente est celle s’étant construite en Europe. Tout comme les questions de genre qui, dans un idéal parfait, s’existeraient plus, laissant obsolètes les dysfonctionnements sociaux d’une sur-sexualisation du corps féminin, celles sur les origines et sur les influences transfusent dans ces objets d’art. My-Lan Hoang-Thuy a décidé d’assumer tous ces constituants. Car tout autant que l’Art avec un grand A s’aborde par divers médiums et s’explore avec le corps, directement, il est aussi composé de toutes les identités de celles et ceux qui le font.




My-Lan Hoang-Thuy
Par Étienne Hatt
Artpress n°472, décembre 2019
(english below)

Le décoratif et l’exotisme sont les deux écueils qui semblent devoir menacer le travail de My-Lan Hoang-Thuy. L’artiste diplômée des Beaux-Arts de Paris en 2018, après une formation en design graphique, produit en effet des peintures, des sculptures et des photographies qui ne correspondent pas au sens que l’on donne traditionnellement à ces réalisations mais s’apparentent à des objets d’art, des ornements ou des bijoux, à la fois discrets et chatoyants, bruts et minutieux, quand elles ne composent pas de véritables décors.

Début 2019, les murs de son exposition Ching Chong Waf Waf, galerie Premier Regard à Paris, alignaient ainsi, à intervalle régulier, une série de petits travaux indéterminés. Certains assemblaient matériaux et objets trouvés, par exemple, du bois, de l’argile, des grelots et une cordelette, ou un coquillage, un anneau métallique et de la peinture séchée. D’autres étaient des photographies imprimées sur des fragments de nacre ou de la peinture acrylique qui semblait directement sortie du tube ou rapidement étalée sur la cimaise. Au centre, sur un socle, se tenaient des objets en bois tournés et vernis aux allures de bouteilles au sommet desquelles étaient incrustés d’autres fragments de nacre imprimés.

Quelques mois plus tard, dans le cadre du Parcours Saint-Germain, Hoang-Thuy occupait la vitrine d’une boutique : sur fond de tenture violette, se détachaient, à trois reprises, une calligraphie à l’acrylique et un lys dans une bouteille posée sur un moellon. Si les vases de fortune étaient peints de la même couleur que les lys blancs, les pétales des fleurs étaient imprimés de petits autoportraits nus.

Par leurs formes volontiers curvilignes, leurs matériaux, leurs motifs, leurs couleurs et leurs surfaces, les travaux de Hoang-Thuy font penser aux arts traditionnels et populaires du Vietnam. Plus précisément, ils renvoient à l’imaginaire véhiculé par ses parents qui y sont nés avant de s’installer en France. Cet imaginaire est double puisque composé des récits d’une existence privilégiée dans le Vietnam des années 1950-60 et de l’expérience du cadre de vie caractéristique de l’immigration vietnamienne. Entre authenticité perdue et simulacre, il se fixe dans des objets comme les portraits photoréalistes en marqueterie de nacre, dont son père évoque le souvenir, ou, en France, les productions chinoises importées qui tiennent lieu d’artisanat. Pourtant, si les bouteilles en bois sont un arbre généalogique de sa famille proche et si elle apparaît volontiers dans ses images, ces évocations ne témoignent pas d’une quête personnelle des origines familiales mais de l’appropriation et du déplacement de l’imaginaire dans lequel elle a grandi. Ses travaux ne font preuve d’aucune fascination ni ironie. Ils ne parlent ni de bon ni de mauvais goût. Ce n’est pas en ces termes normatifs que Hoang-Thuy envisage cet héritage mais, au contraire, en terme d’écart. Jusqu’où doit-elle le déplacer pour exprimer une voix honnête et authentique ?

Cet écart, il se manifeste d’abord dans l’imperfection de ses réalisations. Hoang-Thuy ne cherche pas à maîtriser des savoir-faire spécifiques, comme la marqueterie ou le travail du bois, mais qualifie sa pratique de « bricolage ». Elle ne participe ainsi pas à l’intérêt actuel pour le craft qui donne souvent lieu à des objets très aboutis. Hoang-Thuy cherche au contraire l’accident. Pourquoi, pour le Parcours Saint-Germain, répéter trois fois le même agencement ? Pour y laisser justement se développer les différences. On touche là à un point central de la pratique de Hoang-Thuy qui se manifeste dans son rapport à l’outil et à la technique. Elle retient notamment de sa formation de graphiste le formatage technologique des paramétrages des producteurs de matériel et de logiciels informatiques. C’est pourquoi, à l’encontre des couleurs imposées par l’appareil sur lequel elle a scanné des fleurs, elle a fortement altéré la chromie de celles qu’elle a montrées cette année au salon Approche. La retouche dénature moins l’image qu’elle ne permet de se la réapproprier.

Ces perturbations permettent de déjouer les attentes. Les autoportraits nus imprimés sur des pétales de fleurs aux pistils érectiles pourraient, par exemple, exploiter la fétichisation de la femme asiatique dont la photographie a, par ailleurs, fait son miel. Les poses adoptées par Hoang-Thuy sont bien dérivées de manuels et de références de l’histoire de l’art mais l’artiste y a introduit des changements qui rendent ses images moins sensuelles. Même s’il en était autrement, ces dernières sont si petites qu’elles créent la frustration – d’autant qu’elles finissent par faner. À Jeune Création, Hoang-Thuy présente à nouveau des autoportraits nus. Cette fois, ils sont imprimés sur des feuilles de peinture acrylique. Ils sont, certes, plus visibles que tous ceux que l’artiste a montrés jusque-là, mais cette dernière les a légèrement déformés pour créer l’écart avec l’imagerie érotique.
Le décoratif et l’exotisme ne font ainsi pas partie du vocabulaire de My-Lan Hoang-Thuy.





Decorative and exoticism are the two pitfalls that might seem to threaten My-Lan Hoang-Thuy’s work. The artist, who graduated from Beaux-Arts de Paris in 2018 after studying graphic design, makes paintings, sculptures and photographs that do not match the meaning we traditionally give to this type of production, but are more like art objects, ornamentation or jewelry, both discreet and shimmering, raw and detailed, when they do not form actual sceneries.
At the beginning of 2019, the walls of her exhibition, Ching Chong Waf Waf, Premier Regard gallery in Paris, lined up at regular intervals a series of small undefined works. Some assembled found materials and objects, for example wood, clay, bells and a piece of string, or a seashell, a metal ring and dried paint. Others were photographs printed on mother-of-pearl fragments or acrylic paint that seemed to either have come straight out of the tube or to have been spread on the picture rail. In the centre, on a pedestal, stood varnished turned-wood objects that looked like bottles, at the top of which other printed mother-of-pearl fragments were inlaid.
A few months later, as part of Parcours Saint-Germain, Hoang-Thuy occupied a shop window: against a backdrop of purple fabric, a calligraphy in acrylic paint and a lily in a bottle perched on a rubble stone stood out, in triplicate. While the makeshift vases were painted the same color as the white lilies, small nude self-portraits were printed on the petals. With their curvilinear shapes, their materials, motifs, colours and surfaces, Hoang-Thuy’s works bring to mind traditional and popular Vietnamese arts. To be exact, they refer to a fantasy conveyed by her parents, who were born there and later moved to France. This fantasy is double, because it is made up of tales of a privileged like in 1950-60s Vietnam and of the experience of a living environment characteristic of Vietnamese immigration. Between lost authenticity and sham, it affixes itself to objects such as photorealistic mother-of-pearl marquetry portraits, which her father reminisced about, or, in France, imported Chinese productions that pass for handicraft.
Yet, while wooden bottles are a family tree of her close relatives and while she easily appears in her images, these evocations are not a personal quest for her origins but the appropriation and displacement of the fantasy in which she grew up. Her works do not show any fascination or irony. They are not about good or bad taste. Hoang-Thuy does not consider this heritage in those normative terms, but on the contrary, in terms of gaps. How far must she displace it in order to express an honest and authentic voice?




Ching Chong Waf Waf
Par Julia Marchand

My-Lan Hoang-Thuy semble jouer des onomatopées qui forme son patronyme. Dans la bouche de certain.e.s, son prénom est tout autant cabossé, amputé. « Ching Chong Waf Waf » est la réponse, non dénuée d’humour, de ces mots qu’on écorche. Le titre de cette exposition parle, en sus de sa pratique, de nous. Il tente même de réconcilier les bouts de plusieurs histoires et en premier chef, de la sienne. Il envisage également de cerner les contours d’une chinoiserie contemporaine dans ce qu’elle contient d’ambiguité dans le regard, le goût et la notion diffuse de tourisme.

« Ching Chong »  est le pendant vocal d’un regard mal placé que l’artiste récolte dans les rues parisiennes comme d’autres essuieraient des oeillades complaisantes. « Waf Waf » pourrait être ce chien de porcelaine venu d’ailleurs, un faux semblant de carte postale héritée des Expositions Universelles. La nacre et le bois précieux racontent cette transaction de mains et de regards qui se prolonge jusqu’à notre temps. Nul hasard s’ils deviennent les supports des œuvres de My-Lan dont le format invite à la confrontation intime. Rapprochez-vous s’il vous plait, ici il y a tout à voir ! Ses autoportraits sur nacre soigneusement disposés sur les murs de sa présentation au Salon de Montrouge exhibent et occultent une partie d’elle-même. Elle joue à performer une exhibition contrariée. Quand la nacre attise la curiosité, la miniaturisation parachève le caractère d’une œuvre faussement fétiche. La pièce s’ouvre en réalité sur une tout autre problématique. Cette dernière est l’histoire personnelle de l’artiste dont elle tente, année après année, de reconstituer les morceaux par l’intermédiaire de la parole et de la photographie, toute entière tournée vers un processus de reconstruction de soi. Un soi qui s’érige face à la fragmentation d’un récit familial, un soi qui s’amplifie face au « Ching Chong » sonnant à l’unisson. Ses autoportraits s’adossent à la double histoire d’un individu en quête de sa propre histoire et de notre regard éclaté par l’appel d’exotisme. L’artiste a réussi à faire sienne la Chinoiserie des temps modernes ; elle adopte ce regard de tourisme gazeux comme modalité d’émerveillement, comme outil de captation de la lumière ou de construction de récit balnéaire. Les images de cette exposition en témoignent, tout comme le sont les palettes de peinture qui adoptent un air domestique confortable et rapide, séduisant et mobile. Sur chaque monticule soyeux de peinture se pose une image-souvenir. La photographie revient, détournée, cabossée, amputée, érotique et contrariée à l’image de ce qui sonne comme une onomatopée. La nacre a cédé et avec elle, l’emploi d’un matériau naturel. L’artifice prend la relève pour nous charmer en nous contant l’histoire des entreprises d’ameublement qui continuent de rêver d’ailleurs, de bois d’essence asiatique ou africaine afin de prononcer de nouvelles onomatopées. « Ching Chong Waf Waf ».